Histoire de l'Hôpital de Blonay

1602
Hôpital de Blonay

Chronique du charitable Hôpital de Blonay 1602-1942

Faire parler les archives, c’est ce que nous allons tâcher de faire en feuilletant les comptes et procès-verbaux de la Bourse des Pauvres de Blonay. On y verra défiler, tel un tableau de Breughel l’Ancien, tout un monde d’une époque heureusement révolue, des notables aux miséreux. On y verra leurs travers, leurs habitudes, leurs vêtements, leur misère.

SITUATION ÉCONOMIQUE

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, Blonay vivait en autarcie presque complète ; on avait son blé, on allait faire cuire son pain au four banal, on avait son vin ; les cabarets ne pouvaient vendre du vin du dehors tant que celui de la commune n’était pas épuisé.

Après les vendanges, personne ne pouvait aller, sous peine d’amende, grappiller avant que tous les légumes qui poussaient dans les vignes soient ramassés. Le bétail fournissait le lait, le fromage, la viande et le cuir ; les plantages donnaient des fèves, les vergers les cerises, les pommes et les poires. Des raves étaient plantées dans les vignes et étaient « à bamp » jusqu’à la Saint-Martin. Les noix qu’il y avait sur les communs étaient remises à voix publique au plus offrant, de même que les feuilles des noyers. Les chênes, outre le bois pour la construction et les vis de pressoir, donnaient des glands qui, sur les communs étaient mis « à bamp » : les « bamps » étaient levés à fin octobre et seules deux personnes par ménage pouvaient aller les ramasser ou y mener les cochons.

Les chenevières, qui constituaient de petites parcelles à proximité des hameaux, donnaient le chanvre qu’on faisait rouir et « batiorer ». Quant à la pomme de terre, elle n’était pas connue avant la moitié du XVIIIe siècle.

On était sévère pour ceux qui coupaient du bois dans les forêts « à bamp. » Dès que les jeunes gens avaient été admis à la Sainte Cène, ils devaient prêter le serment accoutumé sur les bois qui étaient « à bamp ». Les dénonciations étaient encouragées et rémunérées. Les forêts donnaient le bois de construction, de chauffage et pour cuire la chaux, mais elles n’étaient destinées qu’aux habitants de la commune. On faisait aussi du charbon, mais au risque de ruiner la forêt. Le charbonnage sera plus tard sévèrement réprimé et puni d’amende d’un « mirliton » (louis d’or).

Les gens les plus pauvres n’avaient pour toute fortune que leurs bras et pour tout bétail une chèvre. Il suffisait d’un accident ou d’une maladie pour les réduire à la pauvreté, puis, l’alcool aidant, à la misère.

L’HÔPITAL

Pour mieux rendre la couleur locale et saisir le langage quelque peu anachronique, nous respecterons l’orthographe et le style de l’époque et utiliserons beaucoup de citations.

A la Réforme, les biens de l’Eglise catholique ont été attribués aux communes sous le nom de « charitable hôpital » plus tard appelé Bourse des Pauvres. Contrairement à une vingtaine de cantons suisses, Vaud ne connaît pas la « Commune bourgeoise » par opposition à la « Commune politique », mais encore aujourd’hui, la Bourse des Pauvres fait l’objet d’une comptabilité à part.

ORDONNANCES DE LL. EE.

Dès l’occupation du pays par les Bernois, Leurs Excellences ont édicté des ordonnances sur les pauvres. Celle du 21 novembre 1717 rappelle les ordonnances antérieures de 1676, peu respectées ; afin « d’empêcher cette coustume insupportable et malséante de mendier et de gueuser », LL. EE. ordonnent que chaque commune pourvoie à la nourriture et l’entretien de ses pauvres et de ne pas distribuer d’aumônes aux personnes robustes et capables de travailler. Les communes doivent établir un rôle des pauvres ne comprenant que les vieillards, impotents, malades et orphelins.

Elles peuvent entretenir les pauvres par des contributions ou en les plaçant dans les divers ménages de la commune. Quant aux mendiants étrangers, ils doivent être renvoyés chez eux avec ordres pour les « péageurs » de les laisser passer ; « Quant aux patriotes qui sont de nos subjects, ils devront se rendre incontinent dans leur commune », à moins qu’ils soient trop assimilés, mais en aucun cas ils ne devront être à charge de leur commune de domicile.

Seuls les bourgeois avaient donc droit aux secours du charitable hôpital. Pour devenir bourgeois, il fallait pouvoir garantir qu’on ne tomberait pas à la charge de la commune et ne pas épouser une catholique.

L’HÔPITAL DE BLONAY

Il était dirigé par un recteur, élu pour une année, par le conseil des Douze. Tout citoyen actif pouvait être désigné. Cela pouvait être un municipal, rarement le syndic (1787). L’hospitalier désignait trois candidats pour le poste d’adjoint. Ces candidats pouvaient faire valoir leurs raisons pour une exemption, mais il fallait que ces raisons soient exceptionnelles.

Le Conseil des Vingt-quatre élisait alors l’un des candidats qui devenait adjoint pour l’année en cours, hospitalier pour l’année suivante.

Le 27 septembre 1709, le dénommé Pierre Dupraz demande l’exemption. Il est très âgé, quasi aveugle et ne peut compter l’argent sans l’aide de son fils. Il doit comparaître devant la bailli Wurstemberger de Vevey, qui refuse les raisons invoquées. De plus, l’infortuné Dupraz devra payer les frais de la cause et accepter sa charge, qu’il a d’ailleurs fort bien accomplie, probablement avec l’aide de son fils ou de son adjoint.
Quant au bâtiment de l’hôpital, il occupait l’emplacement de l’actuelle droguerie.

Les ressources de l’Hôpital étaient :

Les intérêts des créances : l’Hôpital jouait le rôle de banque :

« 11 mai 1840 : l’assemblée a été profondément affligée de voir le grand nombre de créances placées peu sûrement ; elle recommande à la Municipalité d’être vigilante dans les placements et surtout de bien peser les observations qui vont suivre… » intérêts arriérés depuis des années, garanties caduques (bâtiment incendiés), cautions faibles, etc.

Les revenus des domaines et bâtiments (locations).

Le tronc pour les pauvres. Il y avait toujours « dans la boîte, du mauvais argent qui n’est pas courant » et qu’il fallait changer.

Les revenus casuels : dons, legs, amendes. Un paysan surpris en train de fumer sa pipe à l’écurie devait payer six francs pour les pauvres. (Depuis l’incendie de Tercier on avait d’autant plus la terreur du feu).

Les versements de la caisse communale pour éponger les déficits : 900 francs en 1861, 5662 francs en 1909, 12'881 francs en 1939. Dès 1940, la Bourse fait des bénéfices qu’elle verse à la commune ; elle n’a plus à charge les pauvres bourgeois du dehors, mais seulement les pauvres habitants.

Manteaux noirs. Une recette annuelle et modeste mais régulière de 1787 à 1859, consiste en la location des manteaux noirs de l’Hôpital utilisés pour les enterrements. L’inventaire de 1799 mentionne douze manteaux noirs.

Les dépenses consistaient en :

Entretien des champs et des vignes de l’Hôpital

18 avril 1766

Livré pour avoir battu le grain du champ pour cinq journées, trois d’hommes et deux de femelles à 7 batz les hommes et 5 batz les femelles.

1754

Livré pour une journée d’hospitalier pour s’aider à moissonner les febves du champ dérivant (c’est-à-dire hérité) dudit Vuadens ». Les pensions fixes aux vieillards incurables, aux orphelins, aux asiles d’aliénés, aux maisons disciplinaires, à l’Hôpital de Lausanne, etc. Notamment aussi les dépenses pour suites d’accidents : « 15 janvier 1829. Lettre du Conseil municipal de Vevey concernant le dramatique naufrage de Jean-Fernand Pilliod qui ramassait du bois amené par le Rhône et au cours d’un violent orage a chaviré. Il laisse une veuve et cinq enfants et un sixième à naître dans un mois. Par décision du 25 juin on lui accorde une prébende de 4 francs pas mois ». Quelle générosité ! L’alcool faisait des ravages avec toutes ses conséquences ; abandon de famille, incapacité de travail, enfants tarés, etc. Dès 1909, l’absinthe a disparu, mais le 2 août 1915, les neuf cafetiers de Blonay demandent à la Municipalité une réduction de leur patente, vu notamment l’activité soutenue de la part des société d’abstinence.
Sans succès.

Les secours casuels en argent et habillement

Une foule de petites choses qui nous paraissent aujourd’hui dérisoires, mais qui donnent des précisions sur l’habillement de l’époque :

23 décembre 1739

Livré d’ordre du Conseil tant pour l’achat d’une aune de toile blanche que pour fillet pour faire deux béguines à la vieille Montétaz.

11 mai 1745

Acheté d’ordre du Conseil de la toile pour un cotillon et du treijoz pour un pair de bas comme aussi de la ratine pour un vestillon pour la fille d’Albert Métraux. (Ce Métraux avait été banni pour avoir eu des enfants illégitimes).

24 novembre 1749

Livré à Marie Vuadens pour la façon d’un justaucor de toile, un corsalet de mileine, trois chemises, deux pairs de bas, l’un de drap, l’autre de treige, 1 florin 9 sols.

7 juin 1794

Livré à François-Abram Bonjour à son arrivée de Genève, d’une gerbe de paille pour lui faire un lit, 1 florin.

29 décembre 1794

Livré pour achat d’une coefe et d’un mouchoir pour Rose Rossire et façon de fleuret pour dite coefe : 6 florins 60 sols.

Les souliers et le drap

Cette fourniture des souliers des pauvres était une véritable institution (voir le chapitre à ce sujet).

Les frais d’instruction

Deux cent seize livres en 1807, 229 livres en 1828, 2 fr. 75 en 1834. Jusqu’en 1799, les frais d’instruction étaient entièrement à charge de l’Hôpital. Dès cette date, et jusqu’en 1835, la commune allait assumer les frais par 40%, l’Hôpital par 60%. Puis dès 1835, seules les fournitures scolaires des bourgeois étaient payées par l’Hôpital.

1747

Livré au régent Pilliod pour ses quatre quartiers de sa pension de régent à raison de 72 florins 8 sols 6 deniers par quartier y compris 1 écu blanc pour mener la trompette et le champ des psaumes.

Les frais d’apprentissage dès 1825

Tailleur, cordonnier, lingère, couturière, magnin, hongreur, voire médecin à Paris ! Ces aides sont en général accordées pour les bourgeois de l’endroit, mais pas en dehors de la région :

2 mai 1915

Demande de la veuve de Marc Boraley à Puteaux (Seine) pour une bourse d’apprentissage d’électricien pour son fils qui veut faire l’Ecole Turgot. PV du 3 juin : « Bien que cette somme puisse être méritée par la conduite du jeune homme, il est trop hasardeux de l’accorder ».

Les soins médicaux, très variables :

1623

Livré à la relicte (veuve) d’Isaac Burgin, étant en travail d’enfant, 18 sols.

1751

Livré à la médicineuse du Lac de Bret pour médelle pour ladite Bonjour 3 florins.

19 mars 1769

Le secrétaire Mamin ayant produit une lettre à luy adressée par M. Sturve, médecin à Lausanne et un engagement dudit médecin de guérir la fille de Jean-André Bonjour du haud mal (épilepsie). Dans la teneur de l’engagement dudit médecin, il est dit qu’en cas de guérison en un an, il lui serait payé « 30 écus petits, soit 60 fr. de Suisse ». En cas d’échec, on ne lui devrait rien.

1899

Fournitures à Bonjour Adèle pour travaux du sexe 1 fr. 45.

Placement des pauvres

A la fin de chaque année, il était procédé à l’attribution de ceux qui logeraient les miséreux de l’année suivante.

10 novembre 1793

Livré en dépends pour faire miser les enfants de François-Abram Bonjour pour qui voudra se charger de leur entretien au plus bas miseur. 2 florins.

9 décembre 1796

Livré pour un pot de vin pour faire miser la Jeannette fille de François-Antoine Bonjour 1 florin.
L’enfant de feu François Dupraz de Tercier sera logé l’année 1723 chez les suivants :

Chez le juré Jean Duparaz 2 semaines
Le juré Cardinaux
3 semaines
Noé Boraley
6 semaines
Jaques-Fr. Mamin
3 semaines
Pierre Bonjour
9 semaines
Pierre Pilliod
1 semaine
Isaac Pilliod
1 semaine
Pierre Rossire l’Aîné
1 semaine
David-François Bonjour
5 semaines
Léger Boraley
1 semaine
Pierre Joly
3 semaines
Pierre Donnet
17 semaines
Total
52 semaines

En 1729

La vieille Montétaz est également logée chez douze différents citoyens ! (les vieilles veuves étaient nommées La Jaquillarde, La Baugette, La Montétaz, etc.). Ceux qui logeaient des pauvres étaient modestement indemnisés. Quant aux autres :

1725

S’ensuit tous ceux à qui il n’a point estée ordonné de pauvres dans les maisons et qui ont été ordonnés de payer en argent pour l’entretien des pauvres de la présente année 1725 : primo, le juré Pierre Bonjour 7 florins, etc.

Les frais d’inhumation :

1626

Livré pour faire ensevelir la fille de Jean Charavit qui s’étoit ennoyée en la Baye 12 florins 3 sols.

1629

Livré à Claude Thomas pour avoir fait vingt-cinq fosses pour ensevelir les pauvres qui sont morts de la peste 25 florins.

Quant à la vieille Montétaz, à charge de l’Hôpital pendant vingt-sept ans :

1740
Livré pour faire ensevelir la vieille Montétaz, tant pour les aix que pour la fosse et bière et fasson que pour la porter en terre, y compris le pot de vin donné aux deux qui ont fait la fosse à cause de la rigueur du froid, ne pouvant creuser la terre gelée qu’avec une hache : 10 florins.

FOURNITURE DE PAIN ET DE BOIS, TRANSPORT ET PÉAGES

10 décembre 1765

J’ay acheté un pain chez Jean-Louis Dupraz pesant huit livres et demie pour donner à ladite Meillaud à demi batz et demi crutz la livre.

1855

Livré à Abram Rossire pour facture de sept-cent fascines pour les pauvres : 35 francs ; voiturage desdites 31 fr. 50.

1745

Livré d’ordre du châtelain Pilliod à Marie Cottier tant pour aller à Bex que pour payer la voiture des châtaignes et autre fruits qu’elle doit avoir amassés audit Bex : 2 florins 6 sols.

22 mars 1774

Livré pour passer la Porte du Scex : 9 sols (pour aller à Monthey chercher une fille évadée).

Paiement aux ressortissants établis à l’étranger

On envoie des sommes à Paris, au Havre, etc., voire à Montréal. Le 17 mai 1774, une délégation de deux personnes se rend à Bâle pour rapatrier de Moscou une ressortissante.

Etrangers de passage et divers.

On faisait l’aumône à de nombreux voyageurs allant de Gênes en Turquie, de Hollande en Italie, du Languedoc à Aigle, de Berne au Piémont ou au Val d’Aoste :

28 mars 1725

Livré à trois charpentiers réfugiés, deux qui étaient manchots, et l’autre les pieds gâtés (par la torture) : 6 sols.

19 décembre 1766

Lettre du vice-bailli de Vevey au sujet de la libération du sieur Pierre Sueur, de Sainte-Croix, détenu en captivité à Alger depuis quatorze ans, ayant non seulement trouvé bon de livrer 100 écus blancs, mais de plus ordonné par arrêt du 9 courant une collecte générale dans toutes les terres immédiates du païs de Vaud. L’avis sera lu en chaire.
Il serait trop long de citer les innombrables brûlés de tout le canton et même de plus loin auxquels l’Hôpital a accordé des secours.

Le chantage au mariage

Les cas sont nombreux. Un citoyen déclarait vouloir épouser une ressortissante de Blonay, mais n’avait pas les moyens de se mettre en ménage. De deux choses l’une : ou bien la commune payait un subside pour le trousseau, ou bien l’enfant à naître sera à la charge de la commune d’origine. La plupart de ces cas sont écartés.

PV du 16 mai 1844

Une lettre d’Amélie, fille de Jean-Abram Bonjour datée de Berlin du 2 may nous faisant connaître l’intention de se marier et qu’elle est mère d’un enfant, nous demande en secours un emprunt de 300 écus de Prusse et nous disant que si nous n’y envoyons pas de secours, elle sera conduite dans sa commune par la gendarmerie. La Municipalité ne peut prendre sa décision en considération. Pourtant : A des ressortissants pour leur mariage : deux à Payerne, 100 francs et 75 francs, un à Bossière 100 francs.

Il est intéressant de mentionner une ordonnance de LL. EE. sur le mariage des pauvres :

17 novembre 1717

Si un garçon et une fille s’engagent par des promesses de mariage en-dessous de l’âge de vingt-cinq ans, sans le consentement de la commune, et que même il y aurait copulation charnelle, lesdites communes seraient en pouvoir de s’opposer à un tel mariage. S’il se trouve que la fille est enceinte, nous ordonnons que le garçon pour sa punition soit obligé de sortir du pays et de servir dans les troupes ou quelqu’autre service pendant quatre années et la fille sera envoyée dans les sonnettes (prisons pour femmes) pour y travailler quatre années, néanmoins sans autre marque que celle d’un bonnet moitié rouge, moitié noir (les couleurs de Berne).
Après l’âge de vingt-cinq ans, le garçon pourra rentrer. Cette note de 1728 montre que ce n’étaient pas que des mots :
Etant allé avec deux fusiliers mener à Chillon Albert Métraux pour le faire prêter serment de bannissement pour quatre ans. Le même jour pour faire conduire ledit Métraux par lesdits fusilliers au pont de Feygire pour l’expulser des terres de LL. EE. ; livré audit Métraux une piécette pour boire un coup sur le Pont de Feygire, étant banni.
On voit qu’on y mettait quand même les formes !

CONCLUSION

Toutes ces décisions du conseil hospitalier représentaient un énorme travail administratif qui grevait les budgets.
En 1962, Vaud a adhéré au concordat intercantonal qui a substitué à l’assistance par la commune d’origine, l’assistance par la commune de domicile, ceci en dérogation à la constitution fédérale de 1874.

Une amélioration sensible est intervenue lors de la Deuxième guerre mondiale : une allocation pour perte de gain était accordée aux militaires dès 1940. C’était l’amorce de l’assurance vieillesse et survivants dès 1947. De plus, l’Etat pouvait aider les communes en subventionnant les institutions privées de bienfaisance et les asiles, en donnant les moyens d’éviter le recours à l’assistance telle qu’elle se pratiquait pendant des siècles.